... et un an plus tard ?


6 décembre 2012 –> 6 décembre 2013                                                                                                    

Une année s’est écoulée depuis que mon pied a quitté une dernière fois le quai de Port-Aux-Français. 365 jours depuis que les derniers reliefs de la Grande Terre, ultimes lignes noires sur l’horizon, ont sombré derrière la houle grossissante de cette tempête qui nous porta, l’Osiris et son équipage, loin vers le nord, loin au-delà des Kerguelen. Un après, il me semble que c’est le bon moment pour s’arrêter un instant et regarder en arrière. Rembobiner le fil d’une année passée en un éclair.



Oui le temps a filé à une vitesse folle, et malgré tout les Kerguelen me semblent bien loin, tant de choses s’étant écoulées depuis ce fameux 6 décembre 2012. Les retrouvailles avec la famille, puis les amis, puis la Bretagne, et ses quatre saisons, les nuits sans aurore, les journées sans vent, ou de vent calme et silencieux, mais aussi de tempêtes qui se matérialisent dans la houle des arbres et les sifflements entre les rues encombrées de la ville. Puis le retour au travail, la faculté, l’hôpital, le cabinet en campagne, les gardes aux urgences, les tracas du quotidien, la routine. Bref, la vie comme tout le monde.




On m’a souvent dit qu’il fallait aimer la solitude pour « oser » partir aux Kerguelen. Il faut surtout ne pas avoir peur de la solitude pour parvenir à en revenir. 



Car la solitude, la vraie, elle commence quand on pose les pieds dans la ville que l’on avait quittée treize mois plus tôt, les yeux alors pleins d’étoiles, d’ambition et de rêves. Quand on revient plus d’un an après son départ, la tête pleine de souvenirs et la gorge un peu serrée, que l’on sort du train pour revenir dans cette ville que l’on croyait connaître par cœur et que l’on s’imaginait immuable, quel choc de découvrir tout ce qui a changé en ce qui nous semblait n’être qu’un si bref instant dans le cours d’une vie. La ville a avancé, changé, mué, progressé ou régressé, tout cela sans nous… 
Et après avoir passé une année à vivre matin midi et soir avec les mêmes personnes, à partager son petit-déjeuner avec les mêmes sourires ou  mines renfrognées, que l’on retrouvera ensuite au déjeuner, dans l’atelier, à la boulangerie, en consultation au bout de son stéthoscope ou sous sa roulette de dentiste, sur la falaise derrière des jumelles à guetter les cormorans, sur la plage à compter les manchots, dans un shelter à guetter les sursauts de la planète et de la magnétosphère ; après avoir passé une année à voir les mêmes visages, à entendre les mêmes voix, à reconnaître une silhouette au loin rien qu’à son bonnet ou à sa façon de marcher, bref… quel choc de se retrouver en ce début 2013 dans des rues emplies de visages inconnus. De ne pas croiser, du matin au soir, un seul sourire amical, plus une seule ombre connue. Et arriver à la fin de journée et réaliser que l’on n’a pas ouvert une seule fois la bouche depuis le lever, n’ayant pas eu l’occasion d’échanger la moindre parole avec quelqu’un. Et oui, la vraie solitude commence lorsque l’on pose son sac à dos, que l’on défait sa malle et que l’on réalise que l’aventure dans un autre monde est belle et bien finie. Et que la vie dite « normale » est finalement beaucoup plus solitaire que l’on ne voulait bien le reconnaître.




Et puis le temps passe. Comme je l’ai dit, la vie reprend son cours, la famille, les amis, les contraintes administratives (j’ai perdu quelques cheveux dans le labyrinthe inextricable de la sécurité sociale au retour d’une mission australe), la vie de la faculté, la vie de médecin généraliste en formation, le travail. Dur dur de reprendre un rythme de consultations d’un cabinet normal après avoir passé une année plutôt « cool », et passer d'un petit hôpital de district à un cabinet débordant d'animation, de ne plus avoir l’appareil de radiologie sous la main, ni la biologie, de retravailler aux urgences, de réapprendre à fonctionner dans un hôpital. Et puis on s’y fait, et ce qui nous semblait s’être estompé derrière les images inoubliables de centaines de milliers de manchots, de milliers d’éléphants de mer, de nuit sous des rideaux de lumière verte, de journées de marche sous la neige et la pluie, tout ça revient petit à petit. On réapprend à sortir son porte-monnaie, à rentrer dans un supermarché, à regarder les actualités au 20h, à entendre les frémissements sonores d’une ville qui ne s’endort jamais complètement. L’homme n’est-il pas un surdoué de l’adaptation ? alors on s’adapte... se réadapte. On se réadapte même si bien que, un an plus tard, tout est revenu comme avant. Ou presque...


« Presque » comme avant, car le souvenir des Kerguelen n’est jamais très loin. Encore aujourd’hui mon esprit saisit chaque moment de distraction pour s’échapper et venir piocher dans ces images rangées dans un coin de ma tête. Une déambulation solitaire dans la rue me ramène sur la plage de Ratmanoff à contempler les milliers de poussins royaux, une file d’attente au cinéma me transporte jusqu’au sommet de la Grenouille dominant le hallage des Naufragés, une nuit d’insomnie me téléporte jusque sur un rocher glacé, le regard flânant entre les nids d’albatros à sourcils noirs et les parades sonores des gorfous macaronis. Dans mon salon fleurit par la carte des Kerguelen, les livres sur les oiseaux et explorateurs de l’Antarctique et les quelques souvenirs d’une année entre parenthèse, lorsque je m’assois devant cette assiette solitaire posée face à une chaise vide, soudain resurgit encore cette curieuse vague de solitude. 
Mais désormais elle me fait plus sourire que frémir, et je la salue comme une vieille amie en repensant avec nostalgie et amusement à tous ces visages que je côtoyais matin midi et soir à TyKer, à Totoche, autour d’un billard, d’une table de ping pong, d’une rivière à traverser dans une eau à 2°C, au fond d’une cabane éclairée à la bougie. Chacun est reparti de son côté, plus ou moins marqué par ces quelques mois partagés dans un petit bout de France perdu entre l’océan Indien et l’Antarctique. Je repense à eux, et je ne les oublie pas.

Nous avions eu l’occasion d’accueillir d’anciens hivernants lors d’une rotation du Marion Dufresne et qui, remettant les pieds sur Crozet ou Kerguelen vingt ou quarante ans après leur propre mission, tombaient à genoux sur cette terre caillouteuse et froide et se mettaient à pleurer. En repensant à l'émotion profonde qui les étreignait, en la comparant à la façon dont je vis les choses un an plus tard, je me dis que nous ne sommes pas tous marqués de la même façon, ni avec la même intensité. Pour autant ces moments passés là-bas ne nous laissent pas indifférents. Nous ont-ils pour autant rendus différents ?  …  Je ne pense pas être la meilleure juge pour vous apporter la réponse.   



En allant au travail un matin, alors que je contemplais mon ombre qui grandissait sur le bitume à la lumière jaune des lampadaires de la ville, une image m’est apparue subitement. Le cours d’une vie pourrait être comparable à la marche d’un homme qui ferait la course avec le soleil. Au petit matin, le soleil est dans son dos et une ombre s’étire loin devant les pas de l’homme. C’est la jeunesse, la vie est devant lui et son ombre est comme une flèche pointant vers l’horizon, vers les découvertes, le dépassement, l’ambition, les rêves que l’on peut, à force de persévérance, d’audace, de folie, rendre réels. Puis petit à petit, le soleil entame sa course, rattrape peu à peu l’homme. A midi, le soleil est à la verticale de notre marcheur. Son ombre n’est plus qu’un point sous ses pieds. L’homme est au milieu de sa vie, ses projets se sont réalisés, il se sent complet, heureux dans ce présent qu’il a construit. Puis le soleil qui avance plus vite que l’homme va finalement le dépasser, le devancer vers l’ouest. Alors, peu à peu l’ombre du marcheur s’étirera à l’opposé, vers l’arrière. L’homme approche petit à petit – et j’espère le plus sereinement possible –  du bout de son chemin, vers le ponant où viendra le crépuscule. Et en s’allongeant dans son dos, son ombre le pousse à regarder en arrière, et à contempler tout ce qu’il a accompli, à se retourner sur ce qu’il a vécu plutôt qu’à se projeter sur ce qu’il peut encore construire. Jusqu’au moment où le soleil sombrera derrière l’horizon...


Cette métaphore peut sembler sérieusement défaitiste : bien au contraire. Le rythme de notre marche ne dépend que de nous. Car même s’il est inévitable que le soleil nous dépassera un jour ou l’autre, il ne dépend que du marcheur de choisir à quelle vitesse il veut avancer vers l’ouest, et pour encore combien de temps il continuera de devancer le soleil et voir son ombre ainsi pointer vers l’horizon. Ainsi certaines personnes ne cesseront, tout au long de leur vie, de prolonger cette ombre, de se dépasser, de poursuivre leurs rêves, petits ou grands, simples ou ambitieux   (http://jeanlouisetienne.com/polarpod/ ; http://www.underthepole.com/ ; http://la-boudeuse.org/ ; la liste est longue…).Mais au final, quelle que soit son orientation, quelle que soit sa longueur, ce n’est pas l’ombre qui compte, mais la façon dont on vit avec : elle peut être un vecteur d’épanouissement lorsqu’elle pointe vers l’avant, puis ensuite, lorsqu'elle n'est qu'un point sous le soleil au zénith, être tout simplement le reflet du bonheur dont chacun a su s’entourer.


Une année après avoir eu le sentiment de me faire en quelque sorte déraciner, arracher aux Kerguelen que j’avais adoptées comme une nouvelle maison, je suis maintenant convaincue d’une chose. Même s’il m’arrive de regarder en arrière, mon ombre s’étire loin devant moi, encore – pour ne pas dire même plus qu’auparavant. Et quelle que soit la direction dans laquelle je regarde, elle continue de s’étirer devant mes pieds tout en pointant toujours dans la même direction : le Sud. L’Antarctique. Peut-être qu’un jour mon ombre se prolongera suffisamment pour finir par tirer une ligne (loin d’être droite mais plutôt faite de courbes et de virages, de culs-de-sac et de demi-tours), un pointillé me menant jusqu’à ce continent glacé – formidable catalyseur de rêves et d’ambitions – qui n’a jamais cessé de me fasciner. Et lors de cette course vers l’avant, qui sait si ces pérégrinations ne m’amèneront pas, un jour ou l’autre, à croiser de nouveau le 49ème parallèle sud et le 70ème parallèle est...



Kenavo




 
Jeudi 6 décembre 2012 - Départ
Dans six jours, nous aurions fêté les 12 mois depuis notre arrivée sur Kerguelen. 365 jours d’une enrichissante, merveilleuse et parfois éprouvante expérience. Mais suite à l’avarie du Marion Dufresne II qui est venue bouleverser les TAAF dans leur ensemble, l’heure de notre départ a été avancée.
 
Dernière descente jusqu'à flottille
 
Et nous voilà tous, anciens de la 62 (sauf 3 VAT qui resteront jusqu’au prochain bateau : Nath PopChat, Guillaume-Bob Magné-Sismo et Maxime ornitho, en compagnie de Sébastien le chef CNES) debout sur le pont de l’Aventure II, les yeux fixés sur les mains qui s’agitent depuis le quai pour nous adresser un dernier au revoir. A peine le temps de serrer dans ses bras chacun de ceux que nous laissons à terre, à peine le temps d’échanger un long regard avec ceux qui nous ont fait découvrir une autre vie ici, et déjà le chaland fait machine arrière, direction l’Osiris. J’ai la gorge encore nouée lorsque je parviens au sommet de l’échelle de corde qui nous mène sur notre navire de secours. Nous jetons nos affaires à l’abri et nous précipitons vers le pont supérieur. Le chaland revient déjà vers nous, tous nos amis et collègues rassemblés sur la plate-forme avant afin de nous offrir un dernier au revoir. Un dauphin de commerson fait des cabrioles devant l’étrave du chaland tandis que des paquets de mer submergent les courageux dont l’enthousiasme ne semble pas être refroidi par cette douche salée.  Pendant que Brice le bosco fait des ronds dans l’eau pour rester à portée de voix, le capitaine de l’Osiris débute la manœuvre pour faire route vers la Passe Royale. Nous nous adressons de grands gestes amicaux tandis que retentit la corne de brume, à laquelle répond le petit klaxon du chaland qui rejoint PAF pour de bon. C’est fini… 
 


 Quelques dizaines de minutes plus tard nous franchissons la Passe Royale, escortés par des pétrels géants et à menton blanc qui valsent dans notre sillage. Même un majestueux albatros à sourcils noirs nous gratifie une dernière fois du spectacle de son vol paisible flirtant avec la crête des vagues. Alternant de gauche à droite, j’admire les deux pointes qui encadrent la sortie du Golfe : Ronarc’h à droite et Pointe Suzanne à gauche. Jamais je n’avais pu les observer ainsi, et tandis que je me retourne vers le reste du golfe qui disparaît peu à peu derrière pointe Suzanne alors que nous virons cap au nord, je réalise que plus jamais nous ne reverrons cet endroit.
 Ronarc'h s'éloigne
 

 Pointe Suzanne


Albatros à sourcils noirs
 
 
 On le sait bien, partir d’un lieu qui avec le temps est devenu une seconde maison, et où l’on a vécu tant de choses, ça n’a jamais été une mince affaire. Mais quitter des gens et un endroit en sachant pertinemment que c’est probablement pour toujours, c’est un véritable déchirement, comme si l’on nous ôtait une partie de nous-mêmes. L’une des meilleures qui soit, car ici il m’a semblé trouver, non pas le  bonheur (je me refuse à penser qu’il est unique), mais l’un des sentiers qui y mènent. Ou bien,  comme dirait une de mes amies, j'y ai croisé une goutte de paradis.
 
Voyage Kerguelen-Amsterdam
L’Osiris ce n’est pas le Marion Dufresne, et j’expérimente mon premier mal de mer carabiné depuis hier soir. Impossible de sortir de la bannette où l’on est bringuebalé de droite  gauche par le roulis et le tangage. La nausée perpétuelle complétée à 5 reprises par un sprint jusqu’à la salle de bain (que ce couloir est long !) me cloue au lit tout le jour et la nuit.
Grand albatros flirtant avec la houle
Je n’ai jamais été une grande fan des manèges et parcs à sensation ; mais l’avantage dans ce genre de « loisirs », c’est que si l’on n’apprécie pas, nul besoin de retourner dessus à la fin du tour – les jambes flageolantes et le visage pâle on descend du chariot infernal, on boit un grand coup d’eau et on passe à autre chose. Le problème c’est que sur un bateau, on n’a pas vraiment le choix. Et c’est parti ! me voilà avec l’impression d’être enfermée dans une machine à laver parvenue au programme essorage… Toutes nos affaires dans la cabine oscillent de bâbord à tribord dans de longues glissades sur le sol, le sac dans le placard ne cesse de venir taper contre la paroi collée à ma tête que je tiens des deux mains pour tenter de minimiser le plus possible les nausées. Lorsque l’Osiris parvient au sommet d’une grosse vague, le temps se suspend pendant un quart de seconde où l’on n’entend plus un son. Puis, le bateau retombe bruyamment en avant, son étrave fendant l’océan tout en faisant trembler toute la structure dans un grondement pas vraiment rassurant.
Et tous les soirs c’est la même réflexion : « J’espère que ça ira mieux demain ! »
Le lendemain justement la vitalité et la bonne humeur ne sont pas encore de la partie, mais au moins ce matin j’ai pu aller grignoter quelque chose au carré repas sans rien rendre – c’est un bon début. Ne reste plus qu’à parvenir à dormir, et marcher sans trembler dans les couloirs où l’on oscille d’une paroi à l’autre au fur et à mesure que l’Osiris roule le long de la célèbre et épuisante houle des 40Eme rugissants. Petit à petit, on s’amarine, les seaux restent vides, les couleurs reviennent sur les joues et les sourires s’agrandissent. Pour profiter de ce moment de répit, je décide d’ouvrir le courrier reçu mercredi soir après avoir été acheminé depuis Crozet grâce à l’Osiris (navire et son équipage que l’on ne remerciera jamais assez pour tout ce qu’ils font actuellement pour les trois districts). C’est toujours avec un mélange  de joie et de surprise que je parcours avidement ces mots venus de si loin. Des lettres qui, je dois l’avouer, me font comprendre, enfin, combien il doit être agréable de rentrer chez soi. Et pourquoi il était temps que je le fasse.
Oups, mais dans l’immédiat il vaut mieux se rallonger – 30 min de lecture et écriture c’est encore beaucoup trop pour mon estomac… tachons de l’épargner !
 Amsterdam
Lever de soleil au large d'Amsterdam
 
Dimanche 9 décembre - 22h30 :
L’Osiris ralentit tandis que nous approchons de l’île St Paul. Malheureusement, tout ce que nous en verrons est l’absence d’étoiles un peu au-dessus de l’horizon qui seule trahit sa présence. Autour de l'Osiris, ça n’est que du noir impénétrable : ciel nocturne exempt de toute lune, se reflétant dans un océan tout aussi insondable. Mais pour l’heure, c’est un tout autre spectacle qui attire notre attention à tribord : la première rencontre depuis notre départ, l’Austral. Seul navire autorisé à pêcher la langouste dans la ZEE de Saint Paul et Amsterdam (qui en regorge !), l’Austral est une véritable célébrité dans les TAAF. Les cinq nouveaux VAT d’Amsterdam qui attendent maintenant depuis 1 mois de pouvoir atteindre leur île sont en pleine effervescence autour de nous, sur le pont ou dans la passerelle ; demain, nous serons à Amsterdam !
  L'Austral
Lundi 10 décembre :
Existe-t-il plus belle sensation que le parfum des fleurs qui viennent réveiller notre odorat mis au repos depuis un an ? Existe-t-il plus beau spectacle que des salades et plants de tomates poussant dans un coquet petit potager au milieu des glaïeuls, hortensias et autres merveilles botaniques, à l'ombre de grands arbres ?
Amsterdam est réellement différente en tout point des autres îles que nous avons laissé plus bas dans le froid de l’été sub-antarctique. En effet, bienvenue dans le monde sub-tropical ! Outre son climat clément – tongs, shorts et t-shirts à longueur d’année – c’est aussi son aspect qui tranche énormément avec Crozet et Kerguelen. Une île unique, presque circulaire, montant en pente de plus en plus raide jusqu’à atteindre un sommet volcanique derrière lequel chute brutalement une gigantesque falaise où viennent nicher les superbes albatros à becs jaunes : la fameuse Entrecastaux.
Et que c’est petit ! On pourrait faire le tour de l’île en une journée !

Amsterdam et sa base Martin de Vivès


Notre découverte d’Amsterdam a débuté au petit jour, à 4h du matin. L’Osiris est si insignifiant au pied de ces grandes falaises, tandis que tout autour de nous virevoltent albatros à becs jaunes, albatros fuligineux, pétrels à menton blanc et quelques rares Albatros d’Amsterdam, une espèce en voie d’extinction dont il ne reste que deux cents individus ! Dans l’eau une folle effervescence trahit la présence de gorfous qui marsouinent (= nagent tout en sautant régulièrement au-dessus de la surface comme le font les dauphins) pour s’éloigner de notre sillage. Les nouveaux VAT d’Amsterdam sont intenables, et je retrouve en eux l’excitation et l’impatience qui étaient les miennes il y a un an, en découvrant pour la première fois le golfe du Morbihan et, tout au fond, Port-Aux-Français.
 
 Les falaises d'Entrecastaux

 
Albatros à bec jaune

 
Après avoir effectué les manœuvres de chargement et déchargement de matériel entrant ou sortant d’Amsterdam, nous sommes autorisés à descendre à terre pour quelques heures. En quittant le zodiac, nous sommes aussitôt accueillis à la cale par une forte odeur de musc, émanant des dizaines d’otaries qui peuplent le quai ainsi que les rochers alentours.
 
 
 
 
 
 
 
 
Manoeuvres sur l'Osiris
 
 



Otaries d'Amsterdam
 
Nous retrouvons avec plaisir Joëlle, la BibAms, ainsi que tous les VAT que nous avions quitté l’année dernière, et découvrons avec étonnement leur base. Après une année à PAF, Martin de Vivès s’apparenterait presque à un village vacances avec ses bâtiments aux couleurs variées, ses allées fleuries, ses arbres, ses potagers… Tout en tentant de maîtriser les gestes maladroits découlant du mal de terre, nous ne cessons d’aller de surprise en émerveillement. Au point d’en rester sans voix en visitant un petit jardin aux aromates, où persil et ciboulette me donnent envie de m’y allonger tout en surveillant du coin de l’œil la paisible pousse des salades et pieds de tomates - ça fait quelques mois que nous n'avons pas vue la couleur de ces mets ensoleillés !
 


Jardins et potagers

 L'hôpital d'Amsterdam et ses alentours boisés
 
Mais nous ne pouvons nous attarder, il est déjà temps de repartir. Nous abandonnons à la cale Joëlle (qui reste plus longtemps que prévu n’ayant pour le moment pas de remplaçant), les nouveaux VAT et le reste de la mission 64 d’Amsterdam, et embarquons à nouveau sur l’Osiris.

 
Les otaries viennent même squatter la photo de groupe !
 
 
 
 
 



   
Derniers adieux des "Amster-damiens", 
entre partants sur l'Osiris et restants sous le mât des couleurs
 
 
 
 
Prochaine étape : l’île de la Réunion.
 
Voyage Amstedam-Réunion
La chaleur grimpe de plus en plus, l’air est étouffant dans les ponts inférieurs, seule la climatisation nous offre un abri salvateur dans les cabines où l’on s'attarde la moitié du temps, faute d’activité. Les journées passent lentement et chacun tente de s’occuper comme il peut : lecture, films, jeux de carte, aller-retour entre les cabines et la passerelle où l’équipage nous accueille toujours avec sourires et bonne humeur.
 
 
 
Roger le cuistot, Thierry au second plan et à droite Michel, le capitaine
 
 
 
 
 
 
 
Mais avec la houle qui nous bringuebale de bâbord à tribord en permanence, difficile de rester concentré bien longtemps. Et je ne vous parle même pas des talents d’acrobates que requière le simple fait de prendre une douche…
 
Vie à bord

Tandis que l’on remonte vers le sud, abandonnant le quarantième puis le trentième parallèle, l’année qui vient de s’écouler semble s’éloigner de nous à mesure que l’on retire les couches de vêtements. Tout excitée à l’idée de rentrer en Bretagne, de retrouver famille et amis, je sens malgré tout un vide m’envahir tandis que je regarde les photos des mois qui viennent de s’écouler. J'ai du mal à croire qu'une année est passée, tant le temps a filé à toute allure ; on croirait presque que tout cela n'a pas existé. Comment cela a-t-il pu passer si vite ? Et après une année sur base, j'en arrive même à ressentir un vide identitaire. A Kerguelen, on se définit par sa fonction ; à Port-Aux-Français, j’étais la BiBette, le petit docteur. Qui suis-je maintenant ? Il semblerait bien qu’il faille réapprendre à être soi-même, tout simplement…
 
Quand on y pense, il y a tellement de choses avec lesquelles il va falloir reprendre contact… En effet, lorsque l’on passe autant de temps coupé – au sens propre comme au figuré – du reste du monde, on se retrouve enfermé dans une bulle protectrice qui nous isole totalement, nous déconnectant de la réalité, de tout ce qu’elle a de bien comme de mal. Pire, on ne veut même plus en entendre parler, on ne lit plus les actualités, ne cherche plus à savoir ce qu’il se passe dans le « vaste monde », trop heureux de baigner dans un espace fictif de douceur, libéré de tous les tracas qui définissent la vie quotidienne « d’avant ». Seulement, je réalise maintenant que ça n’est que se bercer d’illusions, comme si l’on s’enfermait soi-même derrière une cage aux barreaux dorés… et tôt ou tard il faut partir, et réapprendre que la vraie vie ne se résume pas à ces longues journées vibrant indéfiniment d’une routine paisible. On ne peut vivre déconnecté du reste de la planète. Et c’est sans doute pour cela que l’on craint tant le départ après une année dans les TAAF. Plus la coupure aura été paisible, plus le retour doit sembler douloureux…
 
 
 
 Et puis…
Il arrive que le retour après un long voyage prenne quelques heures de voiture, parfois une journée d'avion, ou encore quelques semaines de bateau. Mais dans les faits seulement... car en combien de temps parvient-on à revenir réellement, dans sa tête ? A quel moment peut-on dire que l'on est prêt à tourner la page, à passer à autre chose ?
Me voilà de retour en métropole depuis quelques heures, mais cela fait déjà des jours et des jours que je passe et repasse sur ces lignes, incapable de me décider sur la façon dont je dois conclure cette partie de l'aventure. Déjà 99 messages postés, après les avoir écrit presque d’une traite, en suivant le fil de la pensée, et voilà que le 100ème et dernier message m’échappe, comme si je ne parvenais à me convaincre qu'il est temps de mettre un point final à ce petit marathon épistolaire. Ces pages m’ont accompagnée tout au long de l’année, et à travers elles c’est vous tous, amis, famille ou anonymes, que je sentais près de moi pendant cette mission, dans les bons comme les (rares) mauvais moments. Comment se résigner à prononcer encore un « adieu », un de plus?
 
Mais avant de se dire au revoir, il faut savoir dire merci. Et il y en a beaucoup à distribuer après tant de partage, après tout ce que j'ai eu la chance de recevoir.
Merci à la fin de la mission 61, à toute la mission 62 et au début de la mission 63, pour m’avoir fait vivre une année incroyable, marquante et inoubliable. Merci à l’équipe médicale des TAAF, à commencer par le Dr Claude BACHELARD qui, après avoir été harcelé pendant près de quatre ans, m’a offert sa confiance et la possibilité de satisfaire un rêve un peu fou, merci à Laëtitia qui m’a accompagnée tout au long de l’année dans notre petit SAMUKER, à Philippe, Martin et Joëlle qui chacun dans leur coin des TAAF (Crozet, le Marion Dufresne et Amsterdam) m’ont fait vivre leur propre aventure et supporter parfois la mienne grâce à la magie du téléphone, et enfin merci et bon courage à Pierre-Emmanuel et Béatrice, nos remplaçants, à qui je souhaite de vivre une mission aussi belle que la notre. Merci à ma famille, mes amis, qui ont compris, soutenu et accompagné ce projet, depuis ses balbutiements jusqu’à son achèvement. Enfin, merci à vous tous qui, par connaissance ou par le hasard d’une flânerie virtuelle, avez enduré mes épanchements épistolaires parfois maladroits, souvent interminables, et peut être, à certaines occasions, un peu trop lyriques. Sachez que, grâce à vous, je n’ai jamais eu la sensation d’être seule dans la nuit sub-antarctique.
 
Aller aux Kerguelen, c’était mon rêve, mon obsession. Une extension de ma passion pour l’Antarctique, pour les pôles, pour le monde animal et sauvage dans ce qu’il a de plus extrême, de plus authentique. Devenir médecin aux Kerguelen m’a hanté pendant des années comme une idée fixe, le soutien qu’il me fallait pour m’accrocher à des études où j’avais du mal à trouver ma place.
Et nous y voilà… j’ai foulé les Kerguelen. J’en ai savouré chaque caillou, chaque exaspérante touffe d’acaena, chaque coussin d’azorelle, chaque épuisante souille, chaque merveilleux sommet, chaque tempête de neige, chaque averse de pluie, chaque magique lever de lune, chaque fascinante créature à poil ou à plume, chaque mémorable coucher de soleil, chaque aurore australe s’offrant à nous comme un présent de l’univers qui nous dépasse, chaque rencontre, chaque moment, difficile comme merveilleux. C’est pour venir aux Kerguelen que je me suis accrochée à la médecine, pour que la seconde me mène au premier. Et pourtant, c’est finalement les Kerguelen qui m’ont faite comprendre mon métier. Durant toute cette année, je n’ai pas fait qu’en apprendre plus sur les terres sub-antarctiques et leur incroyable faune, flore ou géologie, j’en ai plus appris sur moi-même, sur mes capacités comme mes limites, mais aussi sur mes ambitions, mes espérances pour le reste d’une vie qui n’en est qu’à son commencement.
Comme on ferait un brouillon avant de se lancer pour de bon.